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STEVE POTTS


STEVE POTTS, MUSICIEN-ARCHITECTE OU MUSICIEN-PHILOSOPHE ?

So What : D'où vient votre passion pour la musique ? Vos parents en écoutaient beaucoup ?

Steve Potts : Oui. Mon frère était grand amateur de musique classique européenne : Beethoven, Mozart... Ma mère chantait du gospel. Mon père préférait le jazz : Duke Ellington, Count Basie ? Mais pas exclusivement, on écoutait de tout. Chez nous une bonne musique était une bonne musique, quelle qu'en soit le genre. C'est pour cela qu'aujourd'hui j'ai un problème avec les étiquettes.
Par ailleurs le cousin de mon père était Buddy Tate, et à chaque fois que l'orchestre de Count Basie passait dans notre ville, la moitié de l'orchestre restait chez nous, car à l'époque il n'y avait qu'un seul hôtel pour les Noirs. C'était dans les années 40, début des années 50. Mais mon vrai premier souvenir de jazz est celui d'avoir écouté, avec mon père, l'orchestre de Count Basie. Buddy m'a entraîné dans les loges des musiciens. Et là le souvenir que j'en ai surtout gardé, c'est le saxophone.

S. W. : A quel moment, avez vous choisi le saxophone alto ?

S. P. : Mon choix s'est tout de suite porté sur le saxophone. J'ai essayé la trompette quand j'étais petit, mais j'ai laissé tomber. Je me suis aussi acheté une flûte à une époque, mais j'ai eu des problèmes. Il y a des saxophonistes qui peuvent en jouer, mais les vrais bons flûtistes sont en général des flûtistes au départ, comme Eric Dolphy par exemple.

S. W. : Pourriez vous nous parler de votre rencontre et relation avec Eric Dolphy ?

S. P. : J'ai rencontré Eric la première fois en Californie. Il était en tournée avec le quintette de Coltrane avec McCoy Tyner, Reggie Workman et Elvin Jones. Ces concerts étaient merveilleux. Ce fut la chose la plus marquante et la plus belle de ma vie que d'assister aux concerts de ce quintette. Après le concert, on restait en état de choc. J'avais déjà écouté Coltrane plusieurs fois avec Miles Davis, dans le sextette de Cannonball Adderley, et aussi une autre fois lors d'un concert fantastique avec Miles, les frères Montgomery et Philly Jo Jones.
C'était donc le début du quintette de Coltrane. Leur premier disque venait de sortir. Après le concert, je suis allé manger quelque part et il y avait peu d'endroits encore ouverts à cette heure. Je me suis donc retrouvé dans un "drive-in", et le groupe de Coltrane se trouvait là lui aussi. C'est là que je lui ai parlé pour la première fois. Eric est ensuite parti avec le groupe de Coltrane à New York. Moi, je suis resté en Californie pour finir mes études.
Après cela, j'ai eu une bourse pour aller dans une université de New York, à Brooklyn. C'était dans les années 60, en 1962 exactement, j'avais 19 ans. A peine arrivé, je n'avais pas même posé mes sacs, que je me suis précipité dans les clubs ! J'ai d'abord vu Eric Dolphy et Freddie Hubbard dans un petit club à Brooklyn. Puis Lee Morgan au Birdland. Je n'étais pas vraiment musicien alors. Je faisais des études d'architecture. Et quand je suis arrivé à New York, j'étais presque débutant. J'avais juste joué avec quelques petites formations, notamment avec le fils de Chico Hamilton. C'est pourquoi une fois à New York, je suis rentré d'abord dans le groupe de Chico.BR>
S. W. : Votre formation d'architecte vous a-t-elle servi dans votre carrière de musicien ?

S. P. : Oui, les même questions sont posées : les structures, l'improvisation, et ce qu'on fait avec ces structures. Il s'agit tout autant de communiquer une force, une beauté aux autres. C'est aussi de l'art.

S. W. : Quand avez-vous finalement décidé de devenir musicien ?

S. P. : A New York, toujours à la fin de mes études. A l'époque je travaillais avec mon cousin architecte dans un atelier où il était indépendant. Lui était batteur. Et je me rappelle que son siège devant la table où il faisait ses plans, pouvait pivoter, de sorte que quand il était fatigué de travailler, il lui suffisait de faire tourner son siège à 180° et il se retrouvait immédiatement devant sa batterie ! Quand il commençait à jouer, je prenais mon saxo et on jouait ensemble.
Je faisais aussi des boeufs avec Tony Williams. En fait, c'est Ron Carter qui m'a présenté à Tony alors qu'il venait d'entrer dans le groupe de Miles. Nous avions presque le même âge. Il était très jeune et il y avait peu de musiciens de son âge. C'est devenu un de mes meilleurs copains. On a joué et traîné ensemble dans les boîtes, on a même habité ensemble à une époque, à Brooklyn.
A ce propos, un soir, je me souviens d'une anecdote après l'enregistrement de Out To Lunch, (à l'époque j'avais commencé d'étudier avec Eric Dolphy). Tony Williams est arrivé en face du club où il devait jouer ce soir là. Il revenait justement de l'enregistrement, et j'arrivais juste pour le concert. Et il m'a dit : "Ecoute, je viens de jouer le thème le plus fou et le plus beau de ma vie". Et il s'est mis à siffler tous les morceaux d'Out To Lunch, comme ça, dehors, dans la rue ?! Et dedans l'orchestre attendait qu'il entre sur la scène. Les musiciens sont alors sortis pour lui dire "Hey man, viens jouer au lieu de siffler ! On t'attend !" et Tony leur a répondu "Une seconde ! Vous voyez pas que je lui siffle quelque chose d'important !". C'est ce genre d'histoires qui m'ont amené au jazz.
Out To Lunch a vraiment marqué les musiciens de cette époque. Eric Dolphy pouvait être aussi grand dans n'importe quelle musique, même en musique classique européenne. C'était un grand flûtiste. Et d'ailleurs Ron Carter et lui ont joué aussi de la musique symphonique.
Ensuite, j'ai joué dans le groupe de Chico Hamilton. J'avais été dans le même lycée que son fils et avais joué avec lui. Quand je suis arrivé à New York, Chico y jouait et son saxophoniste Annie Lawrence partait. Chico m'a alors invité à faire le boeuf. Après quoi, il m'a proposé de rester dans le groupe. Alors la musique m'a pris de plus en plus de temps. Chico faisait des musiques de films et de pub. On travaillait donc beaucoup, et on gagnait assez bien notre vie. A ce moment là je me suis dit : "OK, Je vais essayer d'être musicien". Et même si je savais que techniquement j'étais limité, j'ai essayé, j'ai continué et ça a marché. Si bien que j'ai arrêté l'architecture.

S. W. : Qui y avait-il dans le groupe de Chico Hamilton ?

S. P. : Le groupe se composait de Jimmy Cheatham (trb), Hal Gayler (b), Joe Beck (g), et bien sûr, moi au saxo et Chico (d). Parfois on changeait et on jouait avec Richard Davis, Reggie Workman, Ron Carter, Jimmy Cleveland, Benny Green, Slide Hampton, ou Larry Corryel.

S. W. : Vous avez étudié avec Eric Dolphy. Il aimait beaucoup parler de musique ?

S. P. : Il en parlait assez, et notamment de certaines musiques que je connaissais mal. Eric était aussi un très grand guitariste. Souvent on le retrouvait chez lui en train de se promener avec une flûte ou une guitare à la main.
Un jour, je me souviens, Coltrane, McCoy Tyner, et Joe Chambers étaient chez lui. Quand je suis arrivé, ils jouaient ? j'ai vite caché mon saxo derrière la porte !? et j'ai écouté. Les conversations entre eux étaient aussi fascinantes de spiritualité. Il fallait essayer de faire quelque chose de positif et de spirituel, car il y avait la ségrégation des Noirs, puis le Vietnam ? Il faut se rappeler que jusqu'en 1962, les Noirs étaient légalement considérés comme des "bêtes" dans le sud. La ségrégation des Noirs a légalement été interdite en 1964. Eric Dolphy est mort en 1964, il n'a donc connu que cette époque.

S. W. : Ce "cri" de la communauté noire-américaine qui a façonné le jazz, n'est plus vraiment présent aujourd'hui, en terme d'idéologie, cela n'a-t-il pas laissé un vide dans le jazz ?

S. P. : Le jazz vient en effet du gospel et du blues. Quand les africains sont arrivés aux Etats Unis, on leur a interdit de communiquer entre eux, pour mieux détruire les cultures des différentes tribus. La seule façon qui restait de communiquer était la musique. La musique permettait de tout communiquer : les douleurs, les tristesses, les joies ? Voilà la nature du jazz.
C'est pourquoi je m'efforce d'expliquer aux jeunes musiciens, trois choses : l'éthique, l'esthétique, et l'histoire de cette musique. Car il y a beaucoup de musiciens aujourd'hui, même américains, même Noirs, qui ne savent pas d'où vient cette musique. Et si on ne leur dit pas maintenant, dans deux ou trois générations, on ne le saura plus.

S. W. : Et le jazz aujourd'hui en souffre ?

S. P. : Pas vraiment. Il y a aujourd'hui des musiciens qui font des choses formidables. Tant qu'il y a des humains, il y a du jazz. Le jazz tire sa beauté d'un certain hasard. Sans ce hasard, le jazz serait comme la musique classique européenne. Dans la musique classique, il n'y a pas cette même place pour l'individu de s'exprimer.
Aujourd'hui il y a beaucoup de jeunes musiciens qui font de la musique improvisée à partir de leurs influences propres. Et c'est pour cela que des choses importantes continuent de se passer dans cette musique. Moi, je n'ai pas envie de rejouer du Be-bop, j'ai envie de jouer "ma" musique. Booker Little, qui a eu une grande influence sur moi, pensait comme Eric Dolphy qu'il fallait trouver un nouveau langage, une nouvelle forme musicale pour exprimer les choses, mais toujours avec cette même chaleur et humanité.BR>Aujourd'hui la presse et les maisons de disque ont créé des étiquettes pour classer cette musique. Mais comment peut-on dire, par exemple, que des gens comme Dolphy, Coltrane ou Ornette Coleman faisaient du free ? ! Ce sont des clichés ! "Essayer d'échapper aux influences des grands-là" est le but et le début de cette musique. La loi de la nature dit que l'on doit changer, et que la musique doit changer. Il est bien que des gens aient toujours envie de jouer du Be-bop, mais ceux là n'ont alors pas le droit de critiquer ceux qui essayent d'aller plus loin. Dans les années 30, rappelez vous comment Charlie Parker était considéré.BR>
S. W. : Est-ce que vous ne critiquez pas, au fond, le système qui s'est institutionnalisé pour des raisons administratives ou commerciales et qui consiste à cataloguer les musiques, créant des situations d'inégalités entre les musiciens ?

S. P. : Oui, il ne faut pas qu'on installe un système qui étouffe cette musique. On ne peut pas mettre l'esprit humain en boîte. On m'a critiqué, déjà, parce que je ne phrase pas comme Charlie Parker. Charlie Parker était le plus grand saxophoniste de Be-bop qui n'a jamais existé, je dis bien "qui n'a jamais existé". Mais ce qu'il faisait, c'était il y a 40 ans ! Un jour où je jouais au côté d'Eric Dolphy, j'ai essayé de copier certaines de ses phrases, aussitôt il m'a interrompu : "Hey man ! Don't copy me !!".
J'ai aussi assisté une autre fois à un chorus d'une heure et demie entre Sonny Stitt et Cannonball Adderley ? ils ont joué tout ce qu'on peut jouer dans leur style ! Il reste peu de chose à faire après ça. C'est pour cela que j'aime cette musique. Si je devais donner un conseil aux jeunes musiciens, ce serait de ne pas perdre trop de temps à copier, que ce soit les autres ou eux-mêmes. On a si peu de temps à passer sur cette planète, que dépenser son temps en essayant d'être quelqu'un d'autre, c'est idiot. On ne peux pas exprimer la beauté de quelqu'un d'autre, ou alors on doit faire semblant. C'est la même différence qui existe entre un bouquet de fleurs coupées et un champs de fleurs ? Un bouquet ça peut être très beau, mais à côté d'un champs de fleurs ?

S. W. : Vous êtes un musicien très libre, et cette liberté vous l'avez aussi trouvée à travers des musiciens qui ont marqué votre carrière comme Eric Dolphy, mais aussi Steve Lacy ?

S. P. : Oui, j'ai rencontré Steve à New York la première fois. Ron Carter m'a emmené à une répétition de l'orchestre de Gil Evans. Cet orchestre était extraordinaire, j'étais stupéfié en entrant dans le studio ! Il y avait trois basses : Ron Carter, Paul Chambers, Richard Davis. Aux anches : Steve Lacy, Wayne Shorter, Lee Konitz. Et Elvin Jones à la batterie ! Tout le monde aimait répéter avec Gil tellement sa musique était intéressante. Ron Carter m'a présenté à tout le monde, dont Steve Lacy.
Mais c'est surtout à Paris, dans un petit théâtre de la rue Mouffetard que l'on s'est vraiment rencontré. Steve a eu un contrat pour aller jouer en Allemagne. Il est donc parti. Et pour garder le contrat avec le théâtre, son groupe m'a demandé de le remplacer. Quand Steve est revenu, il m'a proposé de rester. C'était une période difficile, il y avait bien souvent plus de monde sur la scène que dans la salle ! C'était dans les années 70. J'étais venu à Paris pour me balader, après une tournée fatiguante de trois mois en Amérique Centrale avec Chico Hamilton. Et puis en 1975, j'ai décidé de rester, il y avait le groupe de Steve, la musique était là.
J'ai aussi fait d'autres choses, notamment un trio avec Georges Arvanitas au "Chat qui Pêche" dans les années 1973-1974, puis avec Christian Escoudé. J'ai aussi enregistré un "Tribute To The Saxophone" avec Hal Singer, Johnny Griffin et Dexter Gordon. Mais le groupe de Steve Lacy est devenu de plus en plus populaire et sa musique de plus en plus intéressante. On a joué en quartette, quintette, sextette, et en duo aussi. La formation en duo vient du fait que quand le groupe était occupé, ou qu'on n'avait pas de travail, je rejoignais Steve chez lui. On prenait un café et on jouait au moins une heure ou deux d'improvisations en duo. Et en général après ça, il me disait, "Bon OK, maintenant on peut répéter les thèmes". Et de là est née notre capacité à faire des duos de saxophones. On a fait de nombreuses trouvailles harmoniques ensembles. Deux saxophones ensembles, c'est la situation la plus difficile du duo. On ne peux pas tricher, ni laisser tomber l'autre. On doit se soutenir mutuellement. C'est une sorte de mariage.

S. W. : Votre quartet actuel tourne bien, peut-on dire qu'il y a un leader ?

S. P. : Oui, on s'entend vraiment bien. Il n'y a pas de leader. Chacun amène ses compositions, et ça me plaît. Pourquoi faire une peinture avec une seule couleur ? Cela enrichit d'apporter chacun sa couleur. Le jazz doit être une communication, un échange entre les musiciens et avec le public.

S. W. : En parlant d'échange, vous avez des projets en ce moment ?

S. P. : Oui, trois projets importants. Tout d'abord enregistrer avec le quartet, et pour cela il faut que je trouve un agent. D'ailleurs, je profite des colonnes de So What pour lancer un appel ! Je cherche un agent.
Deuxièmement, jouer avec un groupe de Touaregs. C'est un projet que nous avons depuis deux ans mais qui n'aboutissait pas à cause de problèmes de visas. Mais aujourd'hui ça va se faire. Nous allons donner un concert à l'Institut du Monde Arabe (le 12 mai) et dans une galerie de la Place des Vosges (le 15 et 16 mai). Ce sera un mélange de percussions, de voix touaregs, et d'Oud, avec mon quartet (saxophone, batterie, basse et guitare électrique) et aussi de jeunes rappers français. C'est une musique de fête et de transe, très intéressante et proche du jazz. On fera des choses séparées et mélangées.
Mon troisième projet est que tous les mercredis d'avril, au club des 7 Lézards, je vais jouer avec un acteur qui raconte les poèmes d'un grand écrivain africain. Ce sera aussi avec un des plus grands koraistes africains. D'ailleurs, il y a aussi des concerts de Kora et de basse au 7 Lézards, avec Avenel. Tiens, à ce propos saviez-vous que Jean Jacques Avenel est l'un des plus grands koraiste de la planète ?

S. W. : Steve Potts, finalement vous êtes un musicien philosophe ?

S. P. : Il n'y a pas de différence entre les deux ! La musique apporte un peu d'humanité dans un monde où la misère existe. Le jazz est une façon de communiquer. Je dis souvent aux musiciens, tu dois être fier de dire que tu "es" un musicien.
Et c'est pour cela que je dis à tous les musiciens que l'on doit s'entraider. On ne doit pas se critiquer. On est là pour apporter un peu de joie. La musique et l'art sont là pour élever l'esprit humain. On ne peut pas être négatif quand on est musicien. La question à se poser au contraire est : comment donner le plus beau de soi aux autres. C'est en tout cas ce que des gens comme Dolphy, Miles ou Coltrane m'ont transmis. La tradition orale existe en jazz.
Au Village Vanguard, un soir, je buvais un Cognac. Après le set, Coleman Hawkins est venu au bar et m'a dit "Hé, qu'est-ce que tu bois ? C'est pas bon tout seul. Il faut manger de la salade ou quelque chose de vert comme les épinards, c'est meilleur pour la santé ?". Pendant qu'il m'expliquait sa théorie sur la salade, on passait un disque de Quincy Jones dans la salle. Soudain à la fin de l'entracte, alors qu'il n'avait pas cessé de me parler, il s'est relevé et a dit aux musiciens "Allez, on joue ça !". Ses musiciens, qui étaient Barry Harris au piano et Ron Carter à la basse, lui ont répondu "Mais on n'a jamais joué ce morceau et en plus il n'est pas facile !".
Et Coleman Hawkins est monté sur scène et a joué la mélodie presque parfaitement alors qu'il venait juste de l'apprendre, d'une oreille, en me parlant, et qu'il ne l'avait jamais entendue de sa vie auparavant ! C'est pour cela que je joue aujourd'hui. Pour avoir pu passer trente minutes comme celles-ci avec Coleman Hawkins, le plus simplement du monde, en parlant de salade et de cognac...


Propos recueillis par :
Véronique Pernin
Matthieu Jouan


A écouter :

En leader :